C'est dans l'art que Frida a trouvé son identité

Les réseaux sociaux sont devenus le nouveau terrain de jeu des artistes. Avec Twitter, Tumblr, Instagram et Snapchat les moyens de partage de contenu ne cessent de se multiplier, créant de nouvelles possibilités d’expérimentation pour les artistes. Aujourd’hui, des plateformes comme Instagram peuvent se vanter d’avoir établie une proximité entre ceux qui créent et ceux qui regardent, consomment, apprécient. Dans notre série d’interviews Instagram Curators nous nous intéressons à ceux dont les feeds laissent une impression forte.

C’est en trainant sur Instagram que je suis tombée sur la page de Nemiepeba, de son vrai nom Frida Orupabo. Sa sélection pointue de textes, d’images et de sons m’a tout de suite captivée. Sur le feed de Frida, l’africanité est omniprésente, les femmes sont mères et noires, et les couleurs pastels adoucissent une réalité souvent brutale. Je l’ai contactée il y a quelques semaines pour en savoir plus et elle a accepté de répondre à mes questions.

Je me suis toujours demandé qui était à l’origine de Nemiepeba, peux-tu m’en dire plus sur toi et ce qui t’a motivé à créer cet espace ?
Je m’appelle Nemi, je vis à Oslo et je suis sociologue. Je suis née en Norvège, (un) pays que je n’ai jamais quitté, et j’ai grandi avec ma mère et ma soeur. Ma mère est norvégienne, blanche. Mon père est nigérian, noir. Je pense qu’avoir un père noir, une mère blanche et avoir grandi avec ma mère (uniquement) a été déterminant dans mon besoin de créer un espace, où je peux travailler avec toutes les choses qui circulent dans mon esprit et mon coeur – que l’espace soit physique, mental ou digital. J’ai des souvenirs de mon enfance, de quand mon identité était constamment questionnée. On me demandait mes origines, d’où je venais vraiment, si ma mère était ma vraie mère... Ces interrogations constantes ont eu un énorme impact sur ma notion d’identité et d’appartenance. Étant donné que je n’étais pas acceptée comme « norvégienne » j’ai commencé à chercher mon identité ailleurs. Je suis donc retourné à mon père, au Nigéria, à ma condition noire*.

À l’époque je n’avais pas internet – donc ma chambre était le premier espace dont je me servais pour collectionner, archiver et travailler sur des images. Je rassemblais des images de magazines et de livres que j’associais à des dessins et peintures. J’ai créé un espace dans lequel je pouvais exister sans être dévalorisée, un espace où je pouvais confronter et déconstruire le regard blanc sur la condition noire et sur moi-même. Créer est devenu un moyen d’explorer, de traiter et d’évacuer tous les effets négatifs que le racisme avait sur la société, mon entourage et moi-même. Je n’avais pas le langage - Mais à travers l’art, j’ai trouvé un moyen de m’exprimer.

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Tumblr et Instagram représentent le même espace. Ce sont des endroits où je me sens en confiance, où je peux explorer, challenger et déconstruire: ils sont essentiels pour ma survie. Quand je travaille avec des images, je ne pense pas, j’agis. Je m’exprime librement, sans crainte.

Quitter l’espace privé et physique, où je ne pouvais pas être vu, pour arriver dans « l’espace public » m'a mené à penser de manière critique à la communication. Maintenant ce n’est plus juste une conversation privée avec soi-même mais bien une conversation avec les autres. Je crois au pouvoir des mots et des images. Et dans tout ce qu’on fait, on a la responsabilité de penser de manière critique à notre place dans le monde et à nous même. Comment communiquer par l’image? Qui regarde et qu’est ce qu’il voit? Comment est ce que mon propre regard se manifeste? Comment est ce que je représente la condition noire? Faible? Exclusive? Répressive? Ouverte? Ma principale préoccupation est la création d’un espace qui confronte et contre les discours racistes et sexistes – dans mon propre intérieur aussi.

De plus, la manière dont Instragram est organisé me permet de travailler avec des images, du texte et des sons dans une manière que je trouve particulièrement satisfaisante. Pour chaque image créée, il y a une nouvelle constellation, une nouvelle histoire. Par exemple, j’aime la limitation de la durée des séquences vidéos. On se retrouve avec des loops, des gifs qui créent de nouvelles histoires et intensifient le message, l’expression ou l’émotion. Pour moi, cette répétition est assez puissante.
 

Qu’est ce qui t’a mené à l’art ? Y-a t-il eu un moment déterminant qui l’a rendu essentiel ?
Mon vécu! Ce besoin de “tout évacuer” quelque part, couplé à mon impossibilité de m’exprimer comme je le souhaitais à l’écrit. J’en avais besoin, et j’en ai toujours besoin pour rester saine d’esprit. Quand je crée, la vie a un sens. L’Art est devenu essentiel pour moi entre mes 16 et 17 ans. En règle générale, l’adolescence est une période très dure, encore plus quand on est une adolescente non-blanche dans un environnement blanc. L’Art est devenu le lieu où je cherchais refuge. Comme sur mon Instagram, mes dessins antérieurs peuvent être vus comme un journal intime ou comme des fragments de ma vie privée.

Il y a des thèmes récurrents dans ton travail et ton feed: la race, le genre, le cinéma noir, la maternité, Nina Simone… Peux-tu décrire le processus de réflexion qui précède chacun de tes posts ?
Parfois je m’impose des thèmes puis je choisis des images qui peuvent créer une histoire ou une émotion. Et quelques fois je choisis des images qui me parlent directement en tant qu’individu. Les thèmes ou les histoires évoluent chaque fois qu’une autre image/couche entre en jeu. Certaines images proviennent de livres mais internet est ma principale source. J’aime aussi mixer des photos de films avec les petites vidéos de mes archives personnelles. L’esthétique est aussi importante que le contenu et toutes les parties doivent aller ensemble.
Je suis attiré par tout ce qui me challenge et contraste avec un regard hégémonique ou un discours – en rapport avec la race, la sexualité ou le genre. L’autre élément qui m’intéresse dans mon processus de réflexion est le rapport entre le personnel et le politique. À travers les images, j’essaye de visualiser et de clarifier la connexion entre les deux. En explorant mon histoire personnelle, j’explore aussi la mémoire collective et l’histoire, en positionnant ma famille et moi dans le monde, et comme une partie d’une histoire qui va au delà de nos histoires personnelles.

J’ai remarqué que la « beauté » et la « laideur » se côtoient régulièrement sur ton feed, ce qui suggère que les deux sont intrinsèquement liés. La présence des couleurs pastels comme une façon d’atténuer (la réalité) m’a aussi marquée… est-ce que tu penses qu’il est possible de trouver de la beauté dans la laideur ?
Oui, je suis convaincue qu’on peut trouver de la beauté dans la laideur et vice versa ou qu’il peut y avoir 2 faces du même objet. Ça me fait vraiment plaisir que tu aies remarqué cette dualité dans mon travail. Je pense que c’est ce que j’essaye d’atteindre dans ma représentation de la réalité ou de la vie comme elle est réellement. Dans mon éducation chrétienne, il existait une division claire entre le bon et le mauvais, le bien et le mal. Très souvent, les choses que ma mère décrivait comme “mauvaises” ou “moches”, je les trouvais séduisantes. Elles m’attiraient et j’avais du mal à les classer dans le bon ou le mauvais parce qu’elles avaient un peu des deux. J’ai toujours trouvé cette façon de voir les choses très troublante et plus récemment illusoire. D’ailleurs, Il y a cette citation que j’adore qui dit “there is beauty in struggle” (il y a de la beauté dans la lutte). Pour moi cette phrase parle de cette même dualité. Aussi, la définition de la beauté et de la laideur dépend de l’oeil qui les voit. Certains regarderont mon feed et n’y trouveront aucune beauté.
 
Pour creuser un peu plus sur la beauté et la laideur, ton feed me rappelle les photographies de Khalik Allah et les peintures de Beatrice Wanjiku. Tous deux n’hésitent pas à se pencher sur ce qui sort de l’ordinaire, qu’il soit physique ou psychologique. Dans un monde où la blanchité et ses standards de beauté sont rois, la condition noire est considérée comme étant laide, il arrive qu’elle soit également dépeinte comme telle sur ton feed – parfois sans détour. En tant que femme noire, penses-tu que reprendre possession de la laideur peut être politique ?
Oui, évidemment. Il y a des mouvements politiques noirs et/ou africains comme African Youth en Norvège, les Black Panthers, le groupe de libération noire MOVE, le parti africain pour l’indépendance de la Guinée  (ndlr : et du Cap-Vert) et beaucoup d’autres, qui ont et qui continuent de se réapproprier cette “laideur”. Autrement dit, qui ont défié et qui bousculent encore le regard blanc et les standards de beauté occidentaux. Il y a beaucoup de puissance dans le fait de (dé)baptiser et se réapproprier quelque chose. Je le répète encore une fois, je crois au pouvoir des mots et des images grâce auxquels nous pouvons bâtir de nouvelles façons de voir la beauté – reprendre possession de la laideur. Pour les personnes non-blanches, reconquérir la “laideur” est un des nombreux procédés de “décolonisation de l’esprit”.

Tu crées aussi des collages, et même si je ne suis pas sûre de leur caractère spécifiquement digital, l’expression de ta propre féminité semble être un thème récurrent. Te décrirais-tu comme une féministe ? Si oui, comment cela influence t-il ton travail ?
Généralement, je ne définis ni ma personne, ni mon travail comme féministe. Par contre, qu’on les perçoive comme cela ne me dérange pas le moins du monde ! Je ne suis pas en désaccord avec la philosophie féministe noire; je suis consciente que je partage et exploite bon nombre de réflexions, principes et idées  qui sont associées au féminisme noir ou au womanism. Cependant, on peut retrouver ces pensées ou principes dans plein d’autres contextes, en d’autres temps et en d’autres lieux. Je suis persuadée que le fait d’étiqueter mon travail et ma personne ne fera que les restreindre ou les limiter. Dans le sens où ça pourrait orienter le regard du spectateur. Comme je l’ai déjà expliqué, ce qui m’intéresse surtout, c’est la création d’un espace ou d’une vision qui soit suffisamment ouverte et qui parvienne à confronter et défier le sexisme, le racisme et l’homophobie. La façon dont les gens me perçoivent m’importe peu.

Penses-tu que la manière dont les femmes noires se représentent (ou représentent d’autres femmes noires) à travers la photo, la peinture diffère foncièrement de quand d’autres personnes le font ? Comment ?
A mon avis, les expériences des femmes noires se manifestent grâce à tout ce qu’elles créent, directement ou indirectement. Je ne crois pas en l’objectivité. Je pense qu’on vient toute de quelque part. Et ce quelque part est relié à diverses expériences : la couleur, l'âge, le genre, l’orientation sexuelle, la classe, la culture et j’en passe. Je sais que mon travail et la façon dont je me représente n’auraient pas du tout été les mêmes, avais-je été une femme blanche. Bien souvent, les femmes noires se sont retrouvées au plus bas de l’échelle sociale. L’existence du féminisme noir démontre bien le fossé qui sépare les femmes noires des femmes blanches en termes de position sociale et d’expériences collectives, mais aussi les femmes noires des hommes, qu’ils soient blancs ou noirs.

Selon moi les femmes noires proposent une perspective unique en ce qui concerne le sexisme et le racisme, et c’est précisément leur position sociale qui le leur permet.                          

L’ère d’internet a donné naissance à une nouvelle génération de curateurs. Elle a ouvert l’accès à l’art à ceux qui n’ont pas de ressources, et qui sont généralement invisibles dans le milieu. Quelle importance a internet dans tes espaces de création ?
Internet m’a permis de m’aménager un espace où je pouvais explorer et créer. Un espace où mon travail pouvait être vu et apprécié. Depuis que j’ai ouvert mon compte Instagram, je me suis connectée à des gens que je n’aurais jamais rencontrés sans ça. Avoir la possibilité d’échanger des concepts et des idées, de s’inspirer auprès de personnes qui te ressemblent, ça a été primordial dans mon épanouissement personnel et artistique.

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Condition noire comme traduction française de « blackness ». Selon Pap Ndiaye, la condition noire est « la condition par laquelle on signale que des hommes et des femmes ont, nolens volens, en partage d'être considérés comme noirs à un moment et dans une société donnée. C'est faire référence à des personnes qui ont été historiquement construites comme noires, par un lent processus de validation religieuse, scientifique, intellectuelle de la « race noire », processus si enchâssé dans les sociétés modernes qu'il est resté à peu près en place, lors même de la racialisation a été délégitimée. » Pap Ndiaye, La Condition noire :Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.