Dans « Moonlight », la fragilité noire est salvatrice

Moonlight, 2017, Barry Jenkins

Moonlight, 2017, Barry Jenkins

Du point de vue de la caméra éloignée qui le capture, sa peur se ressent. Comme si l’on sentait les battements précipités de son cœur au rythme de sa course effrénée. Chiron, âgé d’une petite dizaine d’années, fuit une troupe de garçons de son âge qui veut en découdre. Sa différence gêne, énerve. Silhouette frêle, il n’est pas un as du football comme les autres, ne porte pas de baggy et se distingue par une délicatesse innée dans sa gestuelle. Un ovni dans le petit quartier de Liberty City, au nord de Miami, qui sert de décor à Moonlight, le deuxième long-métrage du réalisateur Barry Jenkins.

En 110 minutes et en trois actes, correspondant à trois étapes de la vie du héros, le film, nommé huit fois aux Oscars, se dresse en récit initiatique du protagoniste principal avec les idées inhérentes au genre : compréhension de soi et volonté d’affirmation de ce même soi. Ici, l'environnement où Chiron doit s’accomplir et tenter de s’épanouir s’avère hostile. Dans ce coin gangrené par le trafic de drogues de la Magic City, son manque de virilité ne passe pas. Avant même qu’il n’en prenne conscience, on a décidé pour lui : il ne peut être qu’un faggot (pédé) et ce n’est surtout pas normal au sein de cette communauté afro-américaine. Mais aussi pour sa mère, brillamment interprétée par Naomi Harris, toxico totalement larguée, qui ne sait pas comment aimer ni protéger son enfant.

La virilité, la masculinité, sont des notions fragiles qui mettent encore beaucoup mal à l’aise lorsqu’abordées pour tenter de comprendre les siècles de construction sociale derrière. Encore plus lorsqu’il s’agit d’hommes noirs qui font face à la discrimination, l'oppression et au cantonnement à des stéréotypes tenaces. Sortir du cadre, équivaut à être, aussi bien pour les Noirs que pour les autres, un « renoi fragile », homosexuel ou non.

On se voit devoir expliquer, d’abord à soi-même, cette identité qui n’a jamais été un choix, et qui n’est qu’un pan de sa personne.

Gay et Noir, positionné dans cette intersection, bien souvent difficile à vivre au quotidien, on voit un peu de nous dans ce héros, perdu, pas à l’aise dans son corps et ses baskets, à la recherche de réponses que personne ne peut vraiment lui fournir. On se revoit au collège, dans une capitale africaine, baisser la tête pour éviter le regard de ceux qui jugent notre démarche trop chaloupée. Ou plus tard, au lycée, en Europe cette fois, retrouver un bout de papier glissé dans son casier avec l’inscription : « sale PD, crève avec une bite au fond de la bouche. » On se voit devoir expliquer, d’abord à soi-même, cette identité qui n’a jamais été un choix, et qui n’est qu’un pan de sa personne. On se voit se demander pourquoi notre attirance pour un tel ou un autre frustrerait et perturberait l’ordre mondial. Craindre les moqueries, les quolibets et même les coups. On se voit face à l’incompréhension, et parfois la dureté, de celle qui nous a mis au monde. On se dit que comme Chiron, on aurait bien cassé une chaise sur la nuque d’un de ses harceleurs.

Pour finir, on pourrait infiniment louer la photographie de Moonlight, sensuelle, un brin mystérieuse, baignée d’une harmonieuse et rassurante lumière, pour nuancer la brutalité de certains propos. Ou encore la rare subtilité de sa réalisation, sans parler de sa bande son, excellente, qui s’ouvre sur Every Nigger is a Star de Boris Gardiner, chanson emblématique de l’empowerment noir. Mais ce film est bien plus qu’une production de très bonne facture.

Interviewé par le magazine gay américain Out, Trevandes Rhodes, le sémillant acteur qui joue Chiron à l’âge adulte, racontait : « Il y a eu des moments où un tas de personnes m’ont approché, les yeux rouges, souvent en larmes, parce que cette histoire est un peu la leur. Avant ça, ils n’ont jamais eu l’occasion de voir leur expérience à l’écran. » Dans une pop culture qui laisse de plus en plus de place aux histoires gays mais encore bien trop vues sous le prisme blanc, Moonlight est une pépite. Un porte-voix pour les homosexuels noirs dans la lignée de Tongues Untied, film-documentaire du réalisateur et activiste gay Marlon Riggs, sorti en 1989. Au cinéma ou à la télévision, de Queer as Folk à Looking, trop inhabituelle reste encore la présence de personnages noirs et surtout non-fétichisés : ultra-virils, baraqués, hypersexualisés, actifs, le phallus comme un concombre. Et, tout sauf vulnérable.

Pourtant c’est la vulnérabilité de Chiron qui fait le sel de Moonlight. Authentique, elle prend aux tripes quand il se fait malmener. Elle touche, quand, dans un échange à la fois tendu et extrêmement pudique avec celui qu’il aime, le petit garçon mal dans sa peau, devenu un homme, toujours aussi apeuré, comprend qu’il n’a pas besoin d’être normal ou quelque chose de plus. Ce qu’il est, est assez.
 

Moonlight est en salles depuis le 1er Février.