La vie rêvée de Mala

Ce qui est arrivé à Mala pourrait bien arriver à n’importe qui. Alors que d’aucuns, à sa place, auraient préféré que cela arrive à quelqu’un d’autre, Mala ne souhaitait de mal à personne. C’était une jeune femme intègre, magnanime et aimante, qui n’aspirait qu’à être heureuse et à faire des heureuses. Elle ne jurait jamais, ne se moquait jamais, voir quelqu’un glisser et tomber ne la faisait pas rire, elle ne volait jamais, et évitait autant que possible de mentir. Et pour être encore plus énervante, elle menait une vie équilibrée, faisait du sport régulièrement dans son école d’ingénieur, mangeait sainement, ne se droguait qu’à la musique, son grand amour, et ne se masturbait qu’une à deux fois par jour.

Mais la vie n’est pas toujours juste, peut-être ne l’est-elle jamais. Sinon comment expliquer que des innocents soient persécutés, assassinés, condamnés par une pathologie tombée du ciel ? Comment expliquer qu’il y ait une si faible part de racistes, de misogynes et d’homophobes parmi les victimes des crashs d’avion, si peu de tueurs en série dans les débris des immeubles qui s’effondrent ? Comment expliquer que Dexter n’existe pas ? Comment expliquer que tout le monde meure un jour ? Comment expliquer que ce soit le corps inerte et inconscient de Mala qui gisait sur le sol ciré du terrain de volleyball, et pas celui de la fille de l’ESCP qui venait de l’appeler « Bamboula » devant tout le monde ? Aujourd’hui, l’équipe féminine de volley d’HEI rencontrait l’ESCP en quarts de finale à Paris. C’était la première fois que les étudiantes de l’école d’ingénieur lilloise emmenaient leur équipe de volley si loin en compétition nationale. C’était la grande fierté de Mala, capitaine de son équipe. Mais voilà qu’elle abandonnait ses filles, ces héroïnes anonymes qu’elle avait repérées, recrutées, formées et transformées en redoutables athlètes. Sur le sol où leur sueur venait s’échouer, son corps d’1m78 s’était effondré en plein milieu du match. L’ESCP menait la partie, les filles d’HEI mouraient d’inquiétude en la voyant partir, quitter son corps sur une civière, emmenée d’urgence hors du terrain, loin des regards effarés des spectateurs qui la filmaient. Mala ne voulait surtout pas mourir... Du moins, pas à Paris !

Quand elle a enfin ouvert les yeux, elle n’a rien vu d’autre que deux grands yeux inexpressifs fixés sur elle. Il n’y avait pas d’yeux plus grands que ceux-là. Ils occupaient tout son champ de vision, globes oculaires gros comme le monde, flottant dans un vide qui n’en était pas un. Elle a regardé derrière elle, a tourné sur elle-même, mais où qu’elle regardât, c’étaient ces mêmes yeux qui la suivaient.

– What the fuck? a-t-elle murmuré.

Les deux grands yeux qui occupaient l’immensité n’étaient ni bleus ni noirs, ni d’aucune couleur certaine. Et ils auraient bien pu appartenir à une chèvre limousine, un hippocampe d’eau douce ou à une consultante SI.

– Je croyais que tu ne jurais jamais, ont-ils chuchoté, comme s’ils évitaient de réveiller quelqu’un.

Mala, en entendant ces mots, a sursauté d’effroi. Elle a froncé les sourcils et regardé autour d’elle : la voix ne pouvait être que celle des yeux.

- Je ne jure pas en français, a-t-elle répondu, le menton levé pour braver sa peur. Je suis Mala. Mala Nina.

Un murmure s’est de nouveau fait entendre :

– Je suis D’Yeux. D apostrophe, Yeux.
– D’Yeux... D’Yeux ? Ah ça, alors... Alors, tu devrais savoir que je ne jure pas en français.
– Oh, tu fais ce que tu veux, tu sais ? ont de nouveau chuchoté les yeux.
– Je sais, a chuchoté Mala en retour. Mais tu le savais ou pas ?
– Bien sûr.

Incrédule, Mala a levé un sourcil en fixant D’Yeux dans les yeux.

– Ok, ok, a reconnu D’Yeux. J’avais peut-être oublié que tu pouvais jurer dans d’autres langues.

Mala a souri en coin. Elle s’est assise en tailleur dans ce vide qui n’en était toujours pas un. Ses chaussettes de volley, hautes jusqu’aux genoux, étaient jaunies et tachetées de sang. Mala ne se souvenait pas de s’être récemment blessée, ses genoux semblaient intacts. Ses tennis rouges, quant à elles, étaient si usées que leurs semelles étaient béantes. Mala a regardé ses bras et son inquiétude grandissait en les voyant recouverts de poussière blanche.

– Rassure-toi, a murmuré D’Yeux. Tu n’es pas...
– Blanche ?
– J’allais dire « morte ».
– Je pense que je le saurais, si j’étais morte, a-t-elle pensé tout bas, en humectant de sa langue le bout de son index, avant de le poser sur une partie de son bras.
– Mais non, tu n’es pas blanche, non plus.
– Et toi ? a-t-elle renvoyé en posant sur sa langue le bout d’index qui venait de toucher son bras.
– C’est comme ça qu’on chope la gastro, a commenté D’Yeux.

Le nez de Mala s’est retroussé aussitôt qu’elle eut goûté la poussière blanche de son bras.

– Et toi ? a répété Mala, toujours dans un murmure. Tu es qui ? Tu es quoi ? Noir ? Blanche ? Animal ? Poussière ?

Les yeux la fixaient de toutes parts, avec la même indifférence. Mala a obtenu pour réponse un vaste et entêtant silence.

– Tu ne vas pas me dire que tu n’es qu’une paire d’yeux...
– Et pourtant, c’est ce que je suis. Deux yeux qui voient, et ça me semble assez.
– Ça ne l’est pas pour nous. Du moins, pas pour moi.
– Tu aurais préféré que je sois quoi ?

Mala a haussé les épaules :

– J’aurais préféré que tu ne sois rien.
– Comme toi, tu veux dire ?
– Comme tout ce qui existe, a-t-elle soufflé.

Les deux yeux qui la regardaient ont commencé à rouler comme des billes. Ils se sont démultipliés sans bruit, en bondissant dans un désordre désarmant, tels des grains de maïs rapprochés du soleil.

Mala commençait à sentir les deux mains qui enfonçaient leurs doigts dans la chair de ses bras, pour secouer vigoureusement son corps inerte et allongé. Elle a ouvert un oeil.

Un brouhaha de victoire s’est fait entendre.

– Elle se réveille !

Époustouflante apothéose : un deuxième oeil s’est ouvert. Les visages penchés au-dessus d’elle étaient cachés par des téléphones portables.

– Ça suffit, les Coppola ! a grondé une voix assez ferme pour dissiper la foule. J’espère que vous dépasserez le million de vues et que vos mille euros de gain suffiront à votre bonheur. Maintenant, barrez-vous et laissez-moi avec ma patiente.

Mala a tenté de se redresser et s’est appuyée sur ses avant-bras. Elle a regardé ses tennis rouges qui n’étaient plus si usées, ses chaussettes qui étaient désormais blanches et propres, ses bras chocolat au lait dépourvus de la poudre de sucre glace dont ils s’étaient nappés dans son rêve. Le médecin du sport était une femme trapue, Blanche aux longs cheveux gris qui semblait mâcher quelque chose et n’avait pas le temps de sourire. Mala la rencontrait pour la première fois. Pour dissimuler son inquiétude, la doctoresse évitait son regard.

– Qu’est-ce... (elle s’est raclé la gorge) Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

La question que la femme de science posait à Mala de sa voix éraillée, la laissait perplexe. Cette dernière s’est excusée avec embarras :

– Pardon, c’est stupide de ma part... Je comptais sur vous pour me le dire.

La doctoresse, qui n’était pas avisée de la pureté de son âme, a interprété son embarras comme du sarcasme. Mala n’a pas remarqué le jet de sang qui venait de rougir son regard, dans lequel l’inquiétude avait furtivement cédé sa place à une colère ménagée. Au cours de cette même seconde, Mala, qui pensait avoir pris à tort l’inconnue pour une doctoresse, cherchait autour d’elle des indications qui lèveraient le doute sur l’endroit où elle se trouvait. Elle était à moitié allongée sur un divan d’examen, la quinquagénaire qui portait des vêtements civils bleu ciel et, pour seul maquillage, un phare à paupières de la même couleur, venait d’accrocher un stéthoscope autour de son cou. Mala a compris qu’elle ne s’était pas trompée. Elle a essayé de se mouvoir, et le drap d’examen déployé entre son corps et le divan s’est déchiré sous ses fesses trempées.

« Oh, oh... »

Mala s’est immobilisée. Elle connaissait par coeur cette sensation de drap chaud collé à la peau. Elle a jeté vers la dame qui s’avançait vers elle pour l’ausculter, un regard empli d’effroi : « Non, pitié, pensait-elle. Pas encore. Ne me dites pas ça, pitié, c’est un rêve. Je n’ai quand même pas fait pipi ! Si ? On dirait que si. Oh non, oh non ! Je ne veux pas regarder. Contrôle Z, contrôle Z ! ». La doctoresse, qui ne lui avait toujours pas pardonné son élan de sarcasme, avait volontairement ignoré ses grands yeux effarés et sa bouche béante dont le silence criait visiblement à l’aide. Mais la panique de Mala s’est entendue dans sa respiration bruyante et saccadée, ce qui était loin de rassurer la doctoresse. Celle- ci lui a, dès lors, ordonné de se redresser complètement. Appuyée sur ses avant- bras, Mala refusait d’obéir. Elle était trempée, elle le sentait, et ce n’était certainement pas lié à la sudation du match. Oh non, avec tous ces smartphones qui s’étaient rivés sur elle pendant son moment d’absence, elle se voyait déjà sur YouTube ou Snapchat, baignant dans son urine, meuglant un discours incohérent adressé à un Dieu imaginaire dans un cosmos dalinien.

– Mais vous allez vous asseoir, oui ? a rugi la doctoresse en l’agrippant violemment par les bras.

Elle a réussi à la guider vers une station assise, ce qui n’eut aucun effet sur l’affolement de Mala. La dame aux longs cheveux gris a pressé sa bouche contre la sienne et Mala s’est calmée aussitôt.

– Bon ! s’est-elle exclamée en reprenant son travail. Vous allez commencer par me raconter ce qui vous est arrivé, voulez-vous ?

Mala était stupéfaite. Elle a jeté un oeil discret vers le drap d’examen en papier. Elle ne voyait pas de cercle jaunâtre qui indiquait qu’elle avait laissé sa vessie s’épancher. Et tout aussi discrètement, elle a palpé de la main cet endroit

contre lequel son postérieur s’était, plus tôt, posé. Elle a ramené sa main vers ses narines. Rien à signaler. Mais son odorat était traitre, une contre-vérification s’imposait : elle a prétendu vouloir se ronger les ongles et en a profité pour se lécher deux doigts. Son urine avait un goût de sueur. Elle entendait encore D’Yeux la prévenir qu’elle s’exposait ainsi à une gastro-entérite. Prenant son courage à deux mains, elle a demandé franchement :

– Docteur, est-ce que j’ai fait pipi ?
– Pourquoi ? Ça vous arrive souvent ?

« Allez, c’est un médecin » a pensé Mala. Il n’y a aucune raison de lui mentir, elle a déjà vu plus embarrassant qu’une adulte énurétique. Elle a quoi, cinquante- huit ans ? Elle a dû en croiser des pétomanes dans sa carrière ! Des micro-pénis, des clitos géants, des fans de Francis Lalanne...

– Non, pas du tout !

Mala s’en voulait d’avoir menti. Pourquoi donc avait-elle menti ? Elle allait encore devoir se châtier en se privant de séries télé.

– Vous nous avez fait une sacrée frayeur sur le terrain de volley. Vous vous souvenez de ce qui vous est arrivé ?
– Pourquoi vous m’avez embrassée ? J’ai pas rêvé, vous venez de m’embrasser ?

Mala se demandait si elle venait de se faire agresser sexuellement et comment elle était supposée le prendre.

– Vous auriez préféré que je vous mette une claque peut-être ?
– Non...

Oh que non, elle tolérait mal la violence physique. Enfant, elle avait opté pour une attitude invariablement angélique pour se sauver de bien des châtiments corporels. Elle laissait toutefois la doctoresse lui supplicier le bras dans un tensiomètre, elle ne voulait pas se plaindre. Et il a fallu qu’elle s’entende dire :

– Mais je vous rassure, ma jolie, j’suis pas gouine.

Et voilà qu’elle s’effondrait de nouveau, cette fois sur l’épaule de la petite femme en chemise de bucheron et à la stature de camionneuse, qui rouvrait le brassard en Velcro de son tensiomètre.

– C’est pas vrai, a maugré Mala en se retrouvant assise dans l’obscurité du néant devant deux énormes yeux.
– Ravi(e)s de te revoir, aussi, a répondu D’Yeux, qui continuait de s’exprimer dans un murmure.
– Fais pas genre tu existes ! a-t-elle renvoyé sur un ton agacé.
– C’est toi qui fais genre j’existe pas.

Mala n’avait plus envie de chuchoter.

– Je t’ai créé, ok ? Mon imagination t’a créé. Bien sûr que tu n’existes pas ! Harry Potter n’existe pas !
– Harry Potter ?
– C’est un personnage de fiction. Il est le fruit de l’imagination d’une écrivaine. Il y a des millions de gens à travers le monde qui l’aiment et dépensent des fortunes pour lui, et ce n’est pas pour autant qu’il existe.

Mala était convaincue que son discours était sensé. Elle n’était pas sûre de le comprendre elle-même, mais elle avait foi en sa propre intelligence : si elle se réécoutait, elle s’impressionnerait.

– Bien sûr que je connais Harry Potter, a murmuré D’Yeux. Quel est ton tome préféré ?

Mala était prise de court.

– Je... a-t-elle bafouillé. Je n’ai jamais lu Harry Potter.
– Au cinéma, alors.
– Non plus ! Ok, je le reconnais, je ne sais rien d’Harry Potter. Et toi non plus, d’ailleurs, parce que je t’ai créé.
– J’aime le tome où Hermione l’embrasse pour la première fois.

Mala fixait D’Yeux avec stupeur. Elle avait entendu parler du personnage d’Hermione. Ça devait être un petit roux potelé, vêtu d’un uniforme scolaire et armé d’une baguette. Harry Potter sort avec des garçons ? Elle aurait aimé qu’on le lui dise plus tôt :

– Her... Quoi ?

La paume géante d’une main a traversé le cosmos pour lui gifler la joue. Mala s’est réveillée. La doctoresse a poussé un soupir de soulagement.

– C’est pas vrai... a murmuré Mala, l’esprit encore brumeux.
– Ok, c’est pas vrai, a admis la doctoresse en riant jaune. Je ne suis pas gouine devant mon mari !

« Han », a poussé Mala en fixant la doctoresse, les sourcils froncés. Cette femme était aux antipodes de l’idée que Mala aurait pu se faire des médecins de Paris : elle n’avait certainement pas mis les pieds chez le coiffeur depuis la Coupe du Monde de 98, elle roulait probablement dans une vieille Clio qui lui servait de cendrier, et vivait dans un T2 avec son mari et deux énormes chiens. Oh non, Mala n’allait pas se faire avoir par les apparences. Elle s’est rappelé que cette femme aux allures certes rustres, exerçait le métier de médecin du sport dans une grande école privée de Paris. Elle faisait sans doute partie de ces gens très riches qui cachaient bien leur jeu, ne savaient que faire de leur argent et donc, n’en faisaient rien. Mala leur vouait une profonde admiration.

– Et toi, tu...(elle s’est encore raclé la gorge) tu as un petit ami ?
– Je... a commencé Mala en s’éloignant légèrement de la doctoresse, qui battait amoureusement ses paupières bleu ciel. En fait, je... J’étais en train de jouer au volley, et... je suis juste tombée. Je... je n’ai pas reçu de coup, pas de ballon à la tête, rien. Je suis... juste tombée. Comme ça. Voilà. Voilà, voilà...

– Est-ce qu’il t’arrive souvent de... perdre conscience de la sorte ?

La doctoresse peinait à masquer son inquiétude. Mala fixait désormais son attention sur ses longs cheveux gris : ils étaient si longs... Avait-elle jamais songé à les mettre en vente ? Pourquoi garder des cheveux si longs si c’est pour ne jamais les coiffer ? Etait-ce par paresse ? Etait-il possible d’être à la fois médecin et paresseuse ? Est-ce que D’Yeux connaissait vraiment Harry Potter ? Mala occupait son esprit de pensées futiles. Elle connaissait bien les médecins. Soit ils te donnaient l’impression de n’en avoir rien à foutre de toi, et alors, tu pouvais t’estimer heureuse car tu n’avais rien à craindre, soit ils avaient cet air préoccupé qui signifiait : « Ma chérie, tu vas bientôt mourir, mais je t’enverrai vers d’autres spécialistes qui auront le courage de te l’annoncer eux-mêmes ».

– Je peux retourner jouer ? a-t-elle demandé en se levant de la table d’examen.

Après tout, elle avait un tournoi de volley à remporter, une vie à vivre jusqu’au bout.

– Ecoute... Rappelle-moi ton nom ?
– Vous en avez fini avec moi, docteur ? S’il vous plaît, laissez-moi y retourner.

Mais Mala n’était pas la seule à perdre patience :

– Tu viens de perdre connaissance deux fois en moins d’un quart d’heure, je dois appeler une ambulance.
– Non, s’y est opposée Mala, la voix grave et tremblante, en se dirigeant calmement vers la porte.
– On doit te mettre en observation, je connais une excellente neurologue...
– Non, a-t-elle répété, plus fermement, en refermant la porte derrière elle.

La porte s’est ouverte dans son dos tandis qu’elle s’éloignait, sans se retourner, dans un couloir mal éclairé. La doctoresse lui a crié :

– Je suis obligée de te déclarer inapte pour le reste de la compétition !

Les filles de l’équipe d’HEI attendaient Mala au bout du couloir, elles avaient toutes remis leurs vêtements de ville et leurs sacs de sport étaient posés à leurs pieds. Elles voyaient leur capitaine avancer vers elles, dans son maillot de volley rouge et noir, le tronc bien droit, le menton levé, et les yeux rouges de larmes. Mala avalait tous ses sanglots à travers sa gorge nouée.

– J’ai besoin d’une bonne nouvelle. Dites-moi qu’on a gagné, les a-t-elle priées en ouvrant grand les bras pour les embrasser.

Qui allait se dévouer pour lui annoncer la nouvelle ? Les filles s’échangeaient des regards.

– On n’a pas perdu, a répondu Kis, une grande gueule d’1m82. On a déclaré forfait.
– Vous avez quoi ?

Kismath et Mala étaient les seules Noires de l’équipe. Contrairement à Mala qui avait toute sa vie respiré l’air de Lille, Kismath avait vécu au Bénin jusqu’à ses dix-sept ans. On l’avait toujours connue avec un foulard musulman, et un visage d’une beauté et d’une noirceur déroutantes. Kismath avait un tempérament de matriarche qui, ajouté à son couvre-chef, ne manquait pas d’intimider les Blanches qui croisaient son passage. Elle a allongé un bras autour des épaules de Mala et l’a tirée loin du groupe en chantonnant : « Back to Lille, back to reality ».

La nuit tombait sur la gare routière de la Porte Maillot et, frigorifiée, Mala cherchait sur son téléphone le ticket numérique qui lui autoriserait l’accès au car. Toutes les filles de l’équipe avaient déjà pris leur place à l’intérieur de ce car, Mala s’était mise sur le côté de la file d’attente pour laisser les autres passagers embarquer à leur tour. Maintenant, on n’attendait plus qu’elle, et le conducteur commençait à s’impatienter. Kismath est réapparue à l’entrée du car avec un grand sourire.

– Meuf, qu’est-ce que tu fous ?
– Je ne trouve pas mon ticket. Je ne sens plus mes doigts.
– Tu peux le chercher à l’intérieur, il fait -1000 dehors. Monsieur, vous pouvez la laisser chercher son ticket à l’intérieur ! Et les droits de l’homme, alors ?

Le conducteur du car s’est contenté de grommeler : « Vigipirate ».

– Vigipirate, mon cul. Vas-y, passe-moi ton téléphone.

Mala lui a tendu, d’un air abattu, son téléphone portable. Elle trainait le même nuage de tristesse depuis son examen médical à l’ESCP, et ni les traits d’humour de ses amies, ni le défilement des heures, n’étaient parvenus à lui dégrossir le coeur. Kismath a présenté au conducteur le QR code du ticket de voyage de Mala, et celle-ci fut enfin admise à l’intérieur du car, qui était plongé dans le noir.

– Mala Nina, mesdames et messieurs ! a annoncé Kismath, solennellement, à la vingtaine de passagers installés dans le car.

Le petit groupe de volleyeuses s’est mis à applaudir timidement et à lancer des « Yeah » épars et pleins de retenue. Tandis que Mala jetait son petit sac de sport sur le siège qu’elle occuperait à côté de Kismath, cette dernière s’est penchée au-dessus de l’une des joueuses :

– Tu peux t’asseoir avec Mala, s’il te plaît ? Je dois causer avec Vaness.

Mala a froncé les sourcils. Le reste de l’équipe semblait très surpris de la requête de Kismath. Mala, qui commençait à retirer son manteau, s’est immobilisée pour interpeller son amie :

– Kis ?

Kismath refusait de la regarder dans les yeux. Elle enfonçait son regard aussi menaçant qu’implorant, dans celui de cette joueuse qui, sans demander son reste, s’est levée pour rejoindre Mala. Mala a forcé un sourire de courtoisie et lui a demandé si elle préférait la vitre ou le couloir. Et jusqu’à la fin du voyage, elle n’a plus recroisé les yeux perçants de Kismath.

Une drôle d’ambiance a régné tout au long de ces trois heures de route en direction de Lille. La voisine de Mala s’était endormie aussitôt que le moteur du car se mit en branle, les filles qui ne dormaient pas discutaient avec leur voisine, et Kismath ignorait royalement le SMS laconique de Mala qui lui demandait : « Je pue ? ». Mala avait lancé un film sur l’application YouTube de son téléphone, vu qu’elle venait de se priver de séries. Elle l’avait espéré soporifique, — et étant signé Woody Allen, il l’était sûrement— mais elle avait eu un mal fou à se concentrer pour le laisser l’endormir. Elle ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille pour écouter la conversation de Kismath et de Vanessa, assises deux rangs devant elle ; mais une fois n’est pas coutume, Kis chuchotait. Mala avait l’impression de l’avoir froissée, et elle s’en voulait de ne pas savoir comment. Elle craignait pour sa santé et se sentait incapable d’en parler à qui que ce soit, même pas à Kismath. Est-ce que Kis s’était rendu compte qu’elle lui cachait quelque chose ? Et si c’était ça qu’elle lui reprochait ? Mala s’était imaginée passer ce trajet aux côtés de celle qu’elle considérait comme sa plus proche amie, elle s’était vue déverser enfin sur son foulard noir, les larmes qu’elle retenait, sans avoir à lui expliquer pourquoi elle pleurait. Mais maintenant, elle était contrainte de garder ces larmes pour plus tard, de les conserver dans sa poitrine, de plus en plus bouillonnantes.

Aux alentours de vingt-deux heures, le conducteur du car a tiré ses passagers de leur torpeur en annonçant dans un micro, d’une voix rauque et suave d’animateur radio : « Mesdames et messieurs, nous allons bientôt arriver en gare de Lille Europe. Assurez-vous de n’avoir rien oublié... » Mala était contente d’arriver, il était temps de mettre un terme à ses souffrances. Quand le car s’est immobilisé devant la gare de Lille Europe, tous les passagers se sont levés. Mala en a profité pour se rapprocher de Kismath et lui caresser, dans la cohue, l’intérieur de la main du bout des doigts. Dans l’obscurité de l’autocar, Kismath a tourné son visage noir vers le sien, plongé son regard blanc dans le sien, lui a caressé le pouce à l’aide du sien. C’est alors que le cri de soulagement d’une des passagères qui venait de descendre du car, s’est fait entendre :

– Oh putain ! J’ai flippé ma race pendant tout le voyage, j’ai cru la re-noi en burka allait tous nous faire sauter !

Mala s’est écroulée comme l’industrie du disque. Mais elle, au moins, pouvait se relever.


Mala est une Française noire narcoleptique qui tombe brutalement dans un profond sommeil, à chaque fois qu’elle est confrontée à une situation de racisme, de sexisme ou d’homophobie. Dans ce sommeil, elle fait des rêves dans lesquels elle entre en conversation avec D’Yeux, une immense paire d’yeux qui regarde le monde.