Rouge sera la nuit : entretien avec Philippe Lacôte

La Nuit des Rois (2020) réalisé par Philippe Lacôte.

La Nuit des Rois (2020) réalisé par Philippe Lacôte.

Quelle joie que de retrouver sur grand écran l’humour, l’extravagance et le cool, le sens de l’hyperbole et de la métaphore, la langue pliée à un bon vouloir typiquement ivoirien. La Nuit des Rois, le film ovniesque de Philippe Lacôte, réalisateur franco-ivoirien, débute en plein jour et se termine de la même manière. Entre le premier et dernier plan du film, une longue et tumultueuse nuit, éclairée par l’aura rouge d’une lune gigantesque, devient le théâtre d’un étrange spectacle vivant. Le nouvel arrivant dénommé Roman a pour mission de raconter une histoire, n’importe laquelle, tant qu’elle parvient à se déployer jusqu’au lever du jour afin d’éviter un sort funeste. 

Si le Logobi est l’extension gestuelle du nouchi, comme nous l’explique Lacôte, peut on dire que La Nuit des Rois est l’extension cinématographique de cette langue-geste ?  Ce qui en ferait un film-nouchi ? Pourquoi pas. La Nuit des Rois est inclassable car l’auteur jongle avec les conventions et les codes pour les plier à son bon vouloir. Bon nombre de réalisateurs camouflent le vide de leur film avec un discours savant dans lequel nous sommes supposés percevoir des intentions qui ne s’incarnent jamais à l’écran. La Nuit des Rois, qui reconstitue les décors de la MACA (Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan), est spectaculaire car c’est une réalisation totale et cohérente des multiples intentions de son auteur, le signe d’une maîtrise de ses sujets et surtout de son art. 

Expérience sonore particulière, film de veillée funèbre et de contes récités à la lueur chaude d’une lanterne, La Nuit des Rois demande la salle obscure et le grand écran. Fantasmagorie ravivant les fantômes d’un certain Zama King, l’œuvre nous demande de jouer le jeu et d’entrer dans l’abîme, aussi. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec Philippe Lacôte un samedi matin. Ci-dessous, les extraits d’un entretien riche et réjouissant avec un auteur généreux à la recherche du premier émerveillement. 

Face à l’ampleur et à l’épaisseur de l’intrigue, en tant qu’auteur-scénariste qui admire toujours les artistes qui arrivent à jongler avec les formes, les intrigues, différents sens, les références et les niveaux de récits, les mise-en-abîmes comme dans votre film : quel a été votre processus d’écriture ? 

En tant que réalisateur on se demande : qu’est-ce que c’est que de raconter une histoire ? Donc il y avait tout le challenge des flashbacks, et à partir du moment où on décide de placer notre histoire dans une unité de temps et presque dans une unité de lieu, en tout cas dans le récit principal, déclencheur–la majorité des scénarios avancent par le temps, par l’ellipse. Quand on est dans une unité de temps–et c’est la première fois que je le fais–dans une unité de lieu, on se rend compte qu’on ne peut plus avancer. Que pour avancer, il faut passer d’un personnage à l’autre. Il faut développer des choses de manière à ce que chaque personnage, en même temps qu’il est présenté, fasse avancer l’intrigue. C’est quelque chose que j’ai mis un peu de temps à comprendre, et quand je l’ai compris, l’écriture a commencé à fonctionner. 

Je me pose aussi la question de faire lire un tel scénario à des commissions. Certes, l’histoire est simple, mais dans une structure narrative complexe et dans une langue locale, avec des thématiques locales spécifiquement ivoiriennes. 

On n’a pas eu trop de mal à financer le film, alors que j’ai pensé que cela aurait été très compliqué, parce qu’on a passé beaucoup de temps sur le scénario. On est très conscient avec ma co-scénariste Delphine Jaquet du fait que quand on ramène de tels univers, multiples et lointains, il faut se traduire. On ne peut pas avoir un scénario moyen, soit il éblouit, soit il est vraiment brillant et les gens suivent, soit il passe à la trappe. […] Mais quand on emmène le lecteur dans des zones très différentes, lointaines, particulières, un peu fantastiques, on est obligé de décoder les références. Je sais par exemple qu’il y a des gens qui ont été déstabilisés par les noms des personnages à la lecture, Barbe Noire, Silence, Lame de Rasoir… Donc ils ne savaient pas quelle hyperbole ou quelle extravagance on voulait donner au film… ils avaient peur que ce soit grotesque, avec des personnages un peu bouffons ou trop appuyés… Donc il y a tous ces différents degrés qu’on a dû gérer. Mais dès qu’on a eu l’histoire, c’est allé entre-guillemets « assez vite », on a eu l’avance sur recette au 2ème collège (ndlr le 2ème collège examine les dossiers d’avances sur recette au CNC) au premier coup. Le projet a convaincu CANAL, a convaincu des co-producteurs et des commissions aux Canada. Je voudrais quand même préciser que le premier fond qui nous a soutenus c’est le fond ivoirien SIC (ndlr Fonds de soutien à l’Industrie Cinématographique), ce qui a déclenché la production du film.

...C’est particulièrement ivoirien, et même plus précisément ancré dans la culture spécifique de la prison, donc oui je me disais que la traduction a dû être difficile. Je trouve ça admirable et assez fou qu'un tel film ait été produit. 

Effectivement, il y a ce discours, en France, de la part de réalisateurs qui ne viennent pas du centre et qui est justifié, de dire qu’il y a des histoires qui ne passent pas, qu’il y a des profils qui ne passent pas. Évidemment, il y a une sorte d’entre soi dans le cinéma français, personne ne peut le nier, personne ne peut le cacher. Mais je dirais qu’en tant que réalisateur, il ne faut pas s’autocensurer dès le départ. Je vois beaucoup de jeunes réalisateurs qui disent « ah mais si je propose ça, personne ne va suivre… », plus les histoires sont balisées et plus il y a un désir d’histoire originale et pour moi le cinéma c’est vraiment une prise de risque, c’est de proposer ce qu’on a envie de proposer. En fait, je ne suis pas obligé de faire des films, cela ne m’apporte rien de faire les films que je ne veux pas faire. 

Je suis absolument d’accord, moi qui travaille plutôt dans la télévision où il y a beaucoup d’obstacles, j’ai la même conception que vous : il faut faire, et essayer de créer le désir pour pouvoir créer des possibles. 

La télévision c’est encore un autre schéma.

Oui. (rires) En regardant le film, j’ai beaucoup pensé à une œuvre d’une amie qui s’appelle Christelle Oyiri / Crystallmess. Elle est performeuse, DJ, artiste vidéo et a produit en 2018 un objet qui s’appelle Memory of Logobi dans lequel elle revient sur l’explosion du Logobi en France durant les années 2000, qui a ensuite été réprimée et oubliée pour diverses raisons. Son film est une sorte de mausolée et en même temps de réactivation de gestes « perdus » et réprimés. Je me disais qu’en fermant les yeux, quand je pense à votre film, ce qui reste, les sédiments sous les paupières, ce sont les gestes des uns et des autres. 

C’est normal que vous retrouviez des liens avec le Logobi parce que le Logobi vient du niamaniama qui est la danse du nouchi. Le nouchi ce n’est pas simplement un argot, c’est aussi une gestuelle qui a été chorégraphiée par John Pololo, un voyou d’Abidjan fraîchement  sorti de prison. La danse reprend des combats de karaté, des affrontements martiaux, et en même temps des choses plus mystiques comme des transformations en animaux. Elle est rentrée dans la musique de Kéké Kassiry et a infusé tout ce qui se fait en Côte d’Ivoire aujourd’hui en termes d’expression de la rue.

C’était important pour moi que la prison résonne sur ce point car à la MACA il y a beaucoup de jeunes qui viennent de quartiers populaires tels que Yopougon, Abobo… Il fallait qu'on soit dans cette expression-là, qu’on soit dans ce nouchi là, dans le cas contraire on aurait été faux. On ne pouvait pas parler en prison comme on parle en extérieur. Alors on a fait un casting, on a vu à peu près 2000 jeunes dans les banlieues d’Abidjan pendant deux ans avec mon directeur de casting Yoann Richemont, qui est ivoirien, et on a sélectionné 40 personnes.

C’est un film en effet très chorégraphié, dansé, dans lequel beaucoup d’acteurs sont des danseurs ou pratiquent les arts martiaux, entre autres. 

On a sélectionné des chanteurs, des danseurs, des jeunes qui voulaient être acteurs, et des pratiquants d’arts martiaux. On est parti en ateliers pendant deux mois et on a défini toutes ces chorégraphies. Quand on est arrivé sur le plateau, le but c’était de ne pas les reproduire, de trouver la manière de les rendre uniques, comme improvisées. On est allé chercher des gens qui étaient forts en nouchi comme le personnage de Demi-Fou, qui est le maître de cérémonie et qui a un nouchi assez élevé et pointu. On a également travaillé avec le chef opérateur pour que toute la prison soit éclairée avec des lumières naturelles pour que les acteurs puissent bouger et ne pas les bloquer avec un dispositif de caméra ou de lumière où on dit « Tu dois te mettre là. ». C’est donc tout cela qui a donné cette énergie particulière. 

Dans ce film, il est rare de ne voir qu’une seule personne dans un plan. Quelles sont les difficultés techniques de filmer des groupes, qui plus est des groupes qui bougent énormément dans un espace confiné ?

J’aime bien travailler sur des choses vastes, et là j’avais envie de partir sur une sorte de bateau ivre, de paquebot avec 300 figurants par jour… c’est quelque chose qui me stimule beaucoup. J’aurais plus de mal à faire tout un film avec deux acteurs dans une chambre par exemple. 

Ce n’est pas difficile à cadrer… c’est difficile à diriger, vous pouvez avoir un acteur qui fait une super prise, avoir trois acteurs très bien, et un figurant qui se gratte le menton d’une manière qui rend le plan inutilisable. On refait beaucoup [les scènes] parce qu’il y a toujours un détail qui peut casser le premier plan, donc en termes de direction d’acteurs, il faut être très concentré, attentif à tous les détails, tous les regards caméras sur 30, 40 personnes à chaque fois. C’est un travail de concentration, c’est un peu un travail de guetteur. Et ce n’est pas toujours évident, dans la mesure où j’ai fait ce film et mes deux longs-métrages sans script – je n’ai pas de script, je n’ai pas quelqu’un qui assure la continuité, qui vérifie la continuité, les raccords etc. C’est l’affaire de tout le monde, c’est l’affaire de toute l’équipe, c’est l’affaire des acteurs d’avoir leur raccord costumes, c’est l’affaire du premier assistant et collaborateur artistique et de l’équipe de réalisation d’être « vigilants », de surveiller les raccords. Tout cela demande une concentration assez difficile. 

Ce que j’ai beaucoup aimé dans le film, c’est que l’idée même de « figurant » implose. À tout moment une personne dans le fond peut apparaître et devenir importante.  Ça reflète un peu les changements qui s’opèrent au sein de la prison où la légitimité des chefs est remise en question, d’autres acteurs montent en puissance. La nuit elle-même est un moment d’inversion des rapports hiérarchiques détenus vs. gardes.

Exactement… C’est bien d’avoir une industrie du cinéma mais c’est bien de ne pas tomber dans une mécanique systématique […] Je suis complètement à l’inverse, c’est-à-dire que lorsque je raconte une histoire, il n’y a pas de second rôle, il n’y a pas de premier rôle, chaque personne est unique, chaque moment est unique, chaque visage est unique, en tout cas j’essaye de le filmer de cette manière. Et justement ce qui était intéressant dans La Nuit des Rois, c’était de casser cette notion de figurant, on a des films, on les regarde, il y a deux acteurs qui sont au café, et puis tout d’un coup on entend presque le go ! de l’assistant casting et on a trois personnes qui passent et qui marchent comme des figurants… donc effectivement pour casser [cette idée], il fallait dynamiter complètement les deux cercles, quand on regarde l’arène de Roman, les deux premiers cercles, les deux premières lignes du cercle, ce sont mes acteurs, ils savent exactement ce qui va se passer, mais tous ceux qui sont derrière ne savent pas ce qui va se passer et perturbent ce cercle-là. Il y a un de mes acteurs Guy-Ange, qui est venu me voir à un moment à la pause et qui me dit : Je n’arrive pas à passer, je n’arrive pas à entrer dans le cercle pour faire une danse parce que les figurants me bloquent. Je lui ai dit « tu es danseur, tu es acrobate, tu sautes et tu continues. » (rires).  Donc il y avait des interférences comme celles là qui étaient intéressantes, des frottements et effectivement, il y a des moments dans le film, où des figurants traversent cet espace et vont carrément pointer Roman en criant « Non, Non, Non, ! ». On en a profité jusqu’à l’extrême limite. Il ne faut pas, en termes de cinéma, que cela devienne de la confusion. […] La nuit des Rois c’est une histoire de visibilité et d’invisibilité : qui est-ce qu’on voit et qu’est-ce que l’on voit. Cette nuit de la Lune Rouge, les invisibles deviennent visibles. C’était important par la verticalité et l’horizontalité, de casser les hiérarchies […]. C’est un film un peu libertaire.

Un côté libertaire, anarchiste aussi… Dans le film, il y a quelque chose d’un désir de retour au cinéma des premiers temps : un cinéma purement de monstration avec le burlesque des corps et des interactions, la nuit et la fantasmagorie, avec parfois des éléments de films muets… 

Déjà j’aimerais parler de cette histoire de l’émerveillement. Moi j’essaye de retrouver l’émerveillement, la hantise, la peur de la première projection. Quand les Frères Lumière ont projeté L'Arrivée en Gare de La Ciotat, les gens fuyaient la salle car ils pensaient que le train fonçait vers eux. J’essaye de retrouver cet émerveillement-là, que j’avais enfant quand je voyais des films de genre karaté, Bollywood et quand j’avais de temps en temps la chance de voir des films de Chaplin (ndlr Charlie Chaplin, acteur de burlesque britannique). Ce cinéma premier, que certains critiques trouvent des fois peut-être naïf, c’est cette émotion première là, c’est cette naissance là que je cherche dans mes films. Je l'appelle : le cinéma degré zéro. 

Filmographie de Philippe Lacôte
La Nuit des rois (2020)
Run (2013)
Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire (2007)
Le Passeur (2007)
Affaire Libinski (2001)

Cet entretien a été conduit via Zoom et par téléphone le 11 septembre 2021.